Chapitre 3
Twyla Cotton possédait une Cadillac de modèle récent.
— J'aime les grosses voitures, nous confia-t-elle.
Nous opinâmes. Nous aussi. Nous nous étions emmitouflés pour braver le froid et Twyla ressemblait à une truffe au chocolat dans son manteau marron foncé.
— Votre fils et son épouse sont-ils au courant de notre venue ? demandai-je.
— Parker et Bethalynn sont prévenus mais ils ne sont pas convaincus de ma démarche. Ils pensent que je gaspille mon argent. Toutefois, ils savent que c'est le mien, que j'ai le droit de le dépenser à ma guise et que si ça peut me réconforter...
Twyla semblait dire qu'ils prenaient la chose avec philosophie. Pourvu que ce soit vrai ! Les proches nous donnent parfois du fil à retordre. Au fond, ce n'est guère surprenant dans la mesure où la plupart d'entre eux nous considèrent comme des charlatans. Mais nous avons eu notre lot de difficultés dans l'existence ; inutile d'en rajouter. J'échangeai un regard avec Tolliver, qui était assis sur la banquette arrière. Nous étions sur la même longueur d'onde.
— Avez-vous déjà eu un enfant, Harper ? s'enquit Twyla.
— Non. Je n'ai même jamais été enceinte. Mais je comprends ce que vous ressentez. Ma sœur a disparu depuis huit ans.
J'en parle rarement. Certaines personnes le savent. L'affaire a fait la une des journaux à l'époque.
— Vous avez de la famille, autrement ?
J'affichai un grand sourire.
— J'ai Tolliver. Et un demi-frère, Mark, ainsi que deux demi-sœurs, Mariella et Gracie. Elles habitent au Texas avec notre tante et son mari.
Mark n'était pas plus mon demi-frère que Tolliver. Il était simplement l'aîné de Tolliver. Cependant, je n'étais pas d'humeur à des explications interminables.
— Je suis désolée. Vos parents sont décédés ?
— Ma mère, oui. Mon père est encore en vie.
En prison, mais en vie. La mère de Tolliver est morte avant que son père ne rencontre la mienne et que ce dernier, enfin libéré, dérive... quelque part. Quand on pense que tous trois ont été avocats, quelle chute en enfer !
Twyla parut légèrement choquée.
— C'est abominable. Je suis désolée, répéta-t-elle.
Je haussai les épaules. C'est abominable, mais c'est ainsi.
— Merci, murmurai-je sans un soupçon de sincérité.
Je n'y peux rien. Quand j'ai appris le décès de ma mère, j'ai eu de la peine mais je n'ai pas été étonnée, j'ai même éprouvé une vague sensation de soulagement.
Nous restâmes silencieux jusqu'à ce que Twyla se gare sur le bas-côté. Elle jeta un coup d'œil sur la liste qu'elle avait gribouillée durant un bref appel téléphonique avec Sandra Rockwell. En effet, le shérif avait cité les lieux par ordre de priorité.
Nous étions au bord du terrain de football, une étendue de terre aride derrière le lycée. La saison était ter-aminée et les vestiaires fermés jusqu'à l'année prochaine. Désormais, on jouerait au basket en salle.
— Le pick-up était ici, annonça Twyla. Nous venions de le lui acheter. Un vieux Dodge d'occasion.
Le shérif Rockwell nous en avait moins dit sur Jeff que sur les autres, sans doute parce qu'elle savait que nous verrions la grand-mère. Je scrutai les alentours et ne vis personne. Pas une âme. Un enlèvement était possible mais risqué. Quelqu'un pouvait émerger de l'école à n'importe quel moment. Mais il n'y avait aucune maison en vue. L'allée derrière le stade n'était qu'un ruban de terre au pied d'une colline abrupte dans laquelle on avait taillé pour construire le bâtiment.
Si le lieu pouvait convenir à un kidnapping, j'imaginais mal qu'on ait pu tuer et enterrer le garçon sur place mais je voulais montrer que j'étais pleine de bonne volonté. Je descendis de la Cadillac et m'avançai de quelques pas. Rien, sinon un minuscule tintement signifiant la présence de restes humains incroyablement anciens dans les parages. Une perception que j'ai appris à ignorer lorsque je suis à la recherche d'un cadavre récent. Je longeai le terrain par acquit de conscience puis revins en secouant la tête et remontai dans le véhicule. Nous redémarrâmes, Twyla nous indiquant au passage tel ou tel monument de la ville. Je ne l'écoutais pas, préférant me concentrer sur les vibrations à mesure que nous nous déplacions. Le cimetière local déclencha un bruit de friture assourdissant mais nous devions nous y arrêter car c'était là qu'on avait ramassé la casquette de Tyler.
Bien entendu, les dépouilles y abondaient, dont certaines encore très fraîches. Il faisait beaucoup trop froid pour me mettre pieds nus mais je suivis mon instinct jusqu'aux tombes les plus récentes : ici, une crise cardiaque ; là, une mort naturelle. Facile. Mais Tylea Lassiter était parti depuis deux ans, je devais donc insister. En vain. Toutes les personnes ensevelies ici correspondaient aux noms gravés sur leur pierre tombale. J'étais soulagée que Doraville soit une petite ville et que certains de ses citoyens reposent dans le nouveau cimetière, plus au sud.
Nous repartîmes vers la frontière ouest et Twyla sel gara une fois de plus sur le bas-côté.
— L'homme qui vit ici a été arrêté pour agression! sur un adolescent, expliqua-t-elle en désignant une maison en bois blanc décrépite, visible derrière un enchevêtrement de vignes et d'arbustes. Il a été interrogé à de nombreuses reprises.
Je ne ressentais rien de spécial dans la voiture. Je descendis et fis quelques pas, paupières closes. Je repérai un bourdonnement à ma gauche, dans les bois, mais c'était celui que j'associais aux nécropoles d'une autre ère. J'entendis Tolliver baisser sa vitre.
— Demande-lui s'il y a une vieille église au fond des bois entourée de son propre cimetière.
— Oui ! lança Twyla. L'église du Mont Ararat ! Je les rejoignis et soupirai.
— Rien.
Twyla inspira profondément comme si elle s'apprêtait à abattre sa dernière carte. Nous redémarrâmes -direction nord-ouest d'après le GPS - laissant Doraville derrière nous. Si le corps de Jeff gisait dans ces montagnes, je ne le retrouverais jamais. Je n'avais aucune envie de me lancer dans une telle ascension, surtout par ce temps. Une pensée égoïste me traversa l'esprit. Pourquoi Twyla ne m'avait-elle pas sollicitée deux mois plus tôt ? Voire un ? Je frissonnai en pensant à la bise glaciale, aux plaques de neige éparpillées sur le sol, aux prévisions météorologiques exécrables pour les jours à venir.
Soudain, Twyla s'arrêta. Je remarquai combien elle était pâle et tendue.
— Le téléphone était là, marmonna-t-elle en pointant le pouce vers sa droite. C'est moi qui ai posé cette pierre pour marquer l'endroit après que le shérif me l'a montré.
Je contemplai le gros caillou orné d'une croix bleue, fiché dans la terre.
— Vous l'avez enfoncé profondément, fit remarquer Tolliver.
— Il fallait que la faucheuse puisse passer dessus. C'était il y a trois mois.
Pratique.
Je sortis en enfilant mes gants. La température avait chuté. La route de Madison grimpait abruptement devant nous, découpée dans le mont s'élevant à notre gauche. De notre côté, une bande de terre étroite s'étirait jusqu'au pied de la colline. Au beau milieu se dressait une maison abandonnée depuis des années. La parcelle n'était pas parfaitement rectangulaire car elle suivait les contours de la butte.
Nous étions au bord d'un fossé profond. Pour faciliter l'écoulement des eaux de pluie, l'allée de la propriété enjambait un caniveau. Le portail était à moitié écroulé. Aujourd'hui, toutes les feuilles étaient tombées, les touffes de mauvaises herbes brunies par l'hiver et les quelques pousses de sapin, étonnamment vertes en comparaison, semblaient soutenir les restes de la clôture.
La maison était modeste. Le toit n'était pas effondré mais troué ici et là, et la véranda s'affaissait. Les fenêtres étaient dénuées de vitres. Légèrement à l'écart se dressait un garage à deux places dont les larges portes entrouvertes pendouillaient.
L'eau du canal de drainage était noire. Il avait beaucoup plu ces dernières semaines et de nouvelles averses menaçaient.
Je compris à la manière dont Tolliver inclinait la tête que je devais remonter le bord de la route jusqu'à la naissance de la vallée. Il se disait que l'assassin avait voulu se débarrasser du corps sur un terrain plus accessible et avait jeté les accessoires inutiles en chemin vers la montagne. En d'autres circonstances, j'aurais suivi le même raisonnement.
Mais c'était inutile.
Dès que j'avais touché le sol, j'avais su que j'aurais bientôt des nouvelles pour Twyla Cotton. Le bourdonnement déjà intense s'accrut alors que je me rapprochais de l'allée érodée. Ce n'était pas le signal d'un seul cadavre. Un sentiment d'horreur m'envahit. Je n'osais pas regarder Tolliver. Il me prit le bras. Il avait compris que je me dirigeais vers ce qui avait été autrefois le jardin.
— Nous aurions dû mettre nos bottes, dit-il.
Mais je n'enregistrai pas son commentaire. Je vis un pick-up bleu s'approcher, ralentir dans le virage, disparaître. Nous n'avions croisé aucun autre véhicule en venant.
Le bruit du moteur s étant estompé, je n'entendais plus que les appels des morts. Je poursuivis mon chemin.
— On va avoir besoin des jalons.
Il retourna à la voiture chercher les piquets pourvus de petites flammes en plastique rouge.
J'avais atteint le milieu du jardin, entre la clôture et la maison en ruine. Je pivotai lentement sur trois cent soixante degrés, submergée par les clameurs des défunts. Tout ce qu'ils veulent, c'est qu'on les retrouve.
J'essayai de parler, m'étranglai, laissai échapper un cri.
— Qu'est-ce qu'il y a ? s'affola Tolliver. Harper ? Je trébuchai vers ma gauche.
— Ici?
Twyla nous avait rejoints.
— Mon petit-fils ? Jeff est là ? J'avançai de six pas vers le nord-ouest.
— Ici aussi.
— Il est en morceaux ?
— Harper a décelé plus d'un cadavre, lui répondit Tolliver.
Je levai les mains, effectuai un deuxième tour, les yeux fermés, en comptant.
— Huit. Il y en a huit.
— Doux Jésus !
Twyla s'effondra sur une souche.
— J'appelle la police, annonça-t-elle en sortant son portable.
— Que leur est-il arrivé ? me demanda tout bas Tolliver.
Je ne dis rien. L'heure était venue pour moi de le découvrir, mais je ne voulais pas que l'on m'observe en pleine action. Je tentai de me ressaisir.
— Tolliver ?
— Je suis près de toi. Je te soutiens.
Je me plaçai directement au-dessus du premier cadavre. A travers la terre et les cailloux, j'eus un aperçu de l'enfer. C'est tout ce dont je me souviens.